Les combats de l’Armée des Alpes qui se sont déroulés du 20 au 24 juin 1940 sont l’unique succès d’envergure des armées françaises au cours de la campagne de 1940. Alors que les armées françaises du Nord-Est connaissent en quelques semaines une débâcle sans précédent, l’Armée des Alpes repousse l’invasion italienne et contient l’avancée allemande sur ses arrières. Contrairement aux autres armées, cette unité a su conserver l’initiative et un dispositif cohérent sur deux fronts. Rétrospectivement et au vu des résultats exceptionnels obtenus avec des moyens limités face à deux ennemis différents, il est intéressant d’étudier la singularité du raisonnement tactique de l’état-major de l’Armée des Alpes à travers la grille de lecture des principes français de la guerre hérités de Foch.
L’étude de la Bataille des Alpes montre que l’état-major du général Olry a combattu avec la volonté constante d’appliquer les trois principes français de la guerre : liberté d’action, concentration des efforts et économie des moyens.
Cet article se veut une réflexion libre et n’a d’autre ambition que de faire mieux connaitre cet épisode de la campagne de 1940. Ainsi, une présentation du contexte opérationnel préludera à l’étude de l’application des principes français de la guerre face aux Italiens et face aux Allemands. Enfin, cette étude se conclura par une typologie des facteurs de singularité de l’Armée des Alpes lui ayant permis d’appliquer les principes de la guerre.
Par Kévin Machet. Saint Cyrien de la promotion général SIMON (2003-2006). Il sert au 13e Bataillon de Chasseurs Alpins de Chambéry comme chef du Groupe Commando Montagne puis commande la première compagnie de combat. Au cours de ces années, il est projeté en République Centrafricaine, en Afghanistan par deux fois, au Liban et à Mayotte. Il est auditeur au sein de la 27e promotion de l’École de Guerre.
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1/ Une conjoncture plutôt favorable
Missions des acteurs de la Bataille des Alpes
La mission de l’Armée des Alpes est claire : maintenir l’intégrité du territoire français et couvrir le flanc droit du corps de bataille principal engagé dans le Nord-Est. Elle a, de facto, la mission de dissuader l’Italie d’entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne nazie [simple_tooltip content=’André MARTEL, « La bataille des Alpes (juin 1940). De l’engagement raisonné des forces », Stratégique, no 22, 1984.’](1)[/simple_tooltip].
L’objectif stratégique du Duce est la reprise, a minima, de Nice et de la Savoie, françaises seulement depuis 1860. Pris de court par la demande d’armistice des Français aux Allemands le 17 juin, Mussolini souhaite prendre part coûte que coûte à la partition de la France. Néanmoins, il comprend qu’Hitler ne lui concèdera que les territoires que l’armée italienne aura conquis [simple_tooltip content=’LE MOAL Frédéric et SCHIAVON Max, op. cit., p. 269.’](2)[/simple_tooltip]. Il doit donc agir précipitamment.
Après l’effondrement définitif du front du Nord-Est entre le 05 et le 08 juin, la Wehrmacht exploite vers le Sud pour s’emparer de gages territoriaux conséquents afin de négocier en position de force lors des pourparlers d’armistice. Au cours d’une rencontre à Munich le 18 juin, Hitler et Mussolini planifient le lancement de l’offensive italienne pour le 20 juin et décident d’effectuer leur jonction à Chambéry. Le Generalfeldmarschall List reçoit alors la mission d’attaquer les arrières de l’Armée des Alpes.
Les acteurs de la Bataille des Alpes
La 6e Armée, qui prend l’appellation d’Armée des Alpes le 6 décembre 1939, opère sur un quadrilatère de 400 kilomètres de front sur 200 de profondeur s’étirant du Mont-Blanc à Menton. Forte initialement de 550 000 hommes répartis en trois corps d’armée, les ponctions successives au profit de la Norvège puis du Nord-Est vont la restreindre à 170 000 hommes dont 85 000 combattants au printemps 1940 [simple_tooltip content=’Général Mer, La bataille des Alpes 1940, conférence faite au Grand Cercle d’Aix-les-Bains, 9 septembre 1945, p. 08.’](3)[/simple_tooltip]. L’état-major de l’armée subit aussi une forte déflation résultant du changement de statut entre la 6e Armée et l’Armée des Alpes. Ainsi, 43 officiers sur les 300 d’origine sont conservés. Le 3e Bureau est réduit à quatre officiers et seuls huit officiers sur les 40 prévus arment la composante artillerie de l’état-major [simple_tooltip content=’LE MOAL Frédéric et SCHIAVON Max, « Juin 1940 La guerre des Alpes Enjeux et statégies », Paris, Economica, 2010, p.193.’](4)[/simple_tooltip]. Selon le général Mer, son chef d’état-major [simple_tooltip content=’Général Mer, op. cit., p. 11.’](5)[/simple_tooltip], l’Armée des Alpes est devenue « une simple armée d’observations (sic) ».
Néanmoins, elle conserve son fer de lance formé des 3500 hommes des Sections d’Éclaireurs Skieurs (SES) répartis en 85 sections occupant les Avant-Postes (AP) sur la frontière. Ce premier rideau est appuyé par la Position de Résistance (PR) composée de trois Secteurs Fortifiés (SF) prolongeant la Ligne Maginot et armés par les troupes de forteresse. Chaque SF est renforcé par une division d’infanterie disposant de ses appuis artillerie et génie (voir carte). Sur le terrain, les troupes s’organisent en groupements tactiques interarmes chargés de défendre leurs secteurs respectifs.
Enfin, le cadre interarmées a lui aussi été remodelé au cours de l’hiver en particulier dans sa composante aérienne. Ainsi, la Zone d’Opérations aériennes des Alpes (ZOAA) a perdu 34 de ses 35 groupes aériens entre le 10 mai et le 10 juin 1940. De son côté, l’escadre de la Méditerranée, basée à Toulon, conserve l’ascendant sur la marine italienne.
Face à l’Armée des Alpes, l’Italie masse 400 000 hommes soit quatre armées : deux pour percer et deux pour exploiter. Le dispositif initial italien est défensif, car l’Italie, neutre jusqu’au 10 juin, craint une attaque de revers française en direction du sud de l’Allemagne. Ce n’est que le 12 juin que les unités adaptent leur dispositif pour préparer l’attaque de la frontière [simple_tooltip content=’André MARTEL, op. cit., p. 60.’](6)[/simple_tooltip] sur trois directions :
– Nice depuis le col de Tende et la route littorale ;
– Grenoble depuis le col du Mont-Cenis ;
– Chambéry depuis le col du Petit-Saint-Bernard.
Mais le relief alpin côté italien contraint fortement les déploiements qui se révèlent être des accumulations d’unités les unes derrière les autres le long des axes majeurs d’invasion. De plus, cette attaque ayant été planifiée précipitamment, la logistique est particulièrement défaillante.
Côté allemand, le Generalfeldmarschall List commande trois groupements, soit 50 000 hommes, dont la mission est d’attaquer sur trois axes les arrières de l’Armée des Alpes.
– Au Nord, le groupement A a pour objectif Chambéry avec la 13e division d’infanterie motorisée renforcée d’une brigade de la 1re division de montagne et d’un groupement motorisé.
– Au centre, le groupement B doit s’emparer de Grenoble avec la 3e Panzerdivision, le reliquat de la 1re division de montagne et un groupement motorisé.
– Enfin, au Sud, le groupement C, composé de la 4e Panzerdivision, doit poursuivre le long du sillon rhodanien vers Valence et Montélimar.
La Bataille des Alpes
Les combats principaux se déroulent du 20 au 24 juin 1940 et voient l’Armée des Alpes, prise en étau entre deux fronts, affronter deux ennemis bien différents (voir la chronologie en annexe et carte ci-après).
Connu et anticipé de longue date, l’ennemi transalpin lance son offensive générale sur toute la largeur du front le 20 juin. Dès le premier jour de l’attaque, les troupes italiennes sont contenues et parfois repoussées sur leur ligne de départ. À la fin des combats le 24 juin, la Position de Résistance française n’a été atteinte que partiellement par les Italiens à l’extrême Sud du massif du Mont-Blanc et à Menton sur la frange côtière.
Parallèlement à ces combats planifiés, les forces allemandes débouchent sur les plaines et vallées des Préalpes dès le 20 juin, et ne laissent à l’état-major du général Olry que très peu de jours pour lever des troupes de circonstances pour y faire face. À l’approche des verrous des Préalpes, la Wehrmacht se heurte, à sa grande surprise, à des combats sensiblement plus durs que ceux auxquels elle a dû faire face depuis la percée du front du Nord-Est. Ainsi, ces opérations, se déroulant après la signature de l’armistice franco-allemand et ayant pour unique but d’aider l’allié italien, n’incitent pas les généraux allemands à y mettre toute leur énergie. Cet état de fait fera dire à André Martel que : « la fermeté des troupes improvisées arrête une action que le commandement allemand ne semble pas tenté de pousser après une éprouvante prise de contact. » [simple_tooltip content=’André MARTEL, op. cit., p. 63.’](7)[/simple_tooltip]
Après cette rapide présentation du contexte opérationnel, il convient de se pencher plus en détail sur les combats menés par l’Armée des Alpes à travers la grille de lecture des principes français de la guerre.
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2/ Une application planifiée des principes de la guerre face à l’Italie
La concentration des efforts
Pour parer à une attaque motorisée italienne vers les villes alpines françaises, l’Armée des Alpes concentre les destructions d’infrastructures sur les pénétrantes que sont les cols routiers et l’axe côtier. Ainsi quelques heures après la déclaration de guerre de Mussolini à la France le 10 juin 1940, 53 tonnes d’explosifs détonnent, interdisant toutes les routes carrossables d’invasion possible à travers les Alpes, du Mont-Blanc à Nice [simple_tooltip content=’Général Mer, op. cit., p. 13.’](8)[/simple_tooltip]. Ces destructions sont amplifiées par la fonte des neiges et l’ouverture des barrages qui augmentent les débits des cours d’eau qui restent ainsi infranchissables en l’absence des ponts détruits. L’attaque italienne est donc canalisée sur les sentiers muletiers et les vallons frontaliers, empêchant l’utilisation d’unités motorisées et compliquant fortement le ravitaillement des premières lignes. Ces zones montagneuses, où l’ennemi est forcé de s’engager, sont quadrillées par les SES et battues par les tirs repérés de l’artillerie de montagne et de la Ligne Maginot des Alpes. Dans ce dispositif interarmes, où l’effort artillerie succède à l’effort génie, le rythme de l’attaque italienne est très ralenti dès les premières heures.
L’économie des moyens
Cette concentration des efforts du génie sur les axes majeurs permet au général Olry une combinaison fine de ses moyens d’infanterie et d’artillerie pour causer le maximum de nuisance à l’adversaire en adoptant « une approche minimaliste assumée » [simple_tooltip content=’Richard Carrier, op.cit.‘](9)[/simple_tooltip]. Ainsi, le tracé défensif ne suit pas aveuglément la frontière italo-française. Olry choisit de raccourcir le front en ne défendant pas le saillant de Haute-Maurienne, trop gourmand en effectifs et qui n’est pas une zone stratégique [simple_tooltip content=’Général Mer, op. cit., p. 09.’](10)[/simple_tooltip]. Les initiatives agressives des SES sont particulièrement efficaces dans un terrain qu’elles connaissent et maitrisent. L’action complémentaire de l’artillerie de montagne et de position est tout aussi efficace pour disloquer les colonnes d’Alpini [simple_tooltip content=’Troupes alpines italiennes créées en 1872.’](11)[/simple_tooltip] qui franchissent la frontière. Dans le secteur nord de l’Armée des Alpes, en Tarentaise, les actions du lieutenant Bulle à la tête de la SES du 80e Bataillon Alpin de Forteresse (BAF) défendant les accès au Beaufortain, sont un des exemples les plus connus de cette complémentarité entre SES, artillerie de position et troupes alpines de forteresse. Dans ce même secteur, la SES du 70e BAF et l’équipage du fort de la Redoute Ruinée interdisent le col du Petit-Saint-Bernard infligeant plusieurs centaines de tués et 1 500 blessés aux troupes du Duce. L’équipage du fort n’en sort que le 02 juillet 1940 sur ordre de sa hiérarchie et avec les honneurs rendus par les Italiens. Cette parfaite économie des moyens a donc permis aux unités alpines de résister à un contre sept dans ce secteur [simple_tooltip content=’Ibid p. 16.’](12)[/simple_tooltip] comme sur l’ensemble du front.
La Liberté d’action
La concentration des efforts et la bonne économie des moyens sur le front est a permis à l’état-major du général Olry de conserver sa liberté d’action dans sa zone de responsabilité. Le succès obtenu sur la frontière italienne repose sur le libre usage des voies de communication et de ravitaillement entre le front et ses arrières qu’il faut à tout prix préserver. Sur la frontière, les Italiens n’ont donc jamais bousculé les unités alpines françaises. À la signature de l’armistice franco-italien le 24 juin, la majorité des forces françaises sont intactes, l’artillerie maitrise le champ de bataille et ses stocks de munitions sont à peine entamés. L’adversaire italien n’a pu traduire en gains territoriaux sa supériorité numérique. Ceci confère à l’Armée des Alpes un ascendant moral qui surclasse totalement son adversaire. En effet, ayant perdu l’initiative, les troupes du Duce subissent le froid inhabituel de cette fin de printemps 1940, leurs lignes de ravitaillement sont coupées par l’artillerie française et aucun de leurs objectifs initiaux n’a été atteint après cinq jours de combats. Ce constat tactique fit dire au général Olry que « libérée de la menace allemande par un armistice franco-allemand, l’Armée des Alpes pouvait attendre avec confiance l’attaque ultérieure de la Position de Résistance » [simple_tooltip content=’Ibid p. 34.’](13)[/simple_tooltip].
Ainsi, planifié de longue date et mis en œuvre implacablement par tous les échelons, le plan interarmes de défense de la frontière est un exemple victorieux d’application des principes français de la guerre par l’état-major du général Olry. En est-il de même face à l’arrivée sur court préavis des panzers déboulant sur les arrières de l’Armée des Alpes ?
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3/ Une planification en urgence face aux Allemands
La liberté d’action
Face à l’avancée allemande, la sécurisation des arrières a donc été planifiée en urgence par l’état-major aux ordres du général Mer. Dès le 28 mai, Olry pressent qu’une coordination italo-allemande est un danger mortel pour son armée [simple_tooltip content=’Ibid p. 23.’](14)[/simple_tooltip]. Le 11 juin, au lendemain de la déclaration de guerre italienne, Olry planifie la destruction de tous les ponts sur le Rhône, pour préserver le cœur de son dispositif orienté face à l’Est. Le 14 juin, l’occupation de Dijon par les Allemands renforce de facto la menace sur les arrières de son dispositif. L’état-major planifie alors trois lignes de défense successives face à l’Ouest : la première sur le Rhône, la seconde sur les contreforts des Préalpes (basse Isère, Chartreuse, chaine de l’Épine et du Mont du Chat) et la troisième sur les premiers massifs majeurs (Bauges, Chartreuse, Vercors, Diois). Ces lignes d’arrêts successives doivent préserver à tout prix le libre usage de l’axe Grenoble-Chambéry-Montmélian, ligne de communication indispensable au front Est. Néanmoins, un des rares ordres reçus du Grand Quartier Général (GQG) va réduire la liberté d’action de l’Armée des Alpes : dans la nuit du 17 au 18 juin 1940, Olry reçoit par téléphone l’ordre émanant de Pétain et Weygand de considérer Lyon comme « ville ouverte ». Ainsi, la capitale des Gaules et ses nombreux ponts sur le Rhône offrent aux Allemands autant de points de franchissement vers les arrières de l’Armée des Alpes. Cet ordre est très mal vécu par Olry qui évoquera par la suite le « drame de la nuit du 17 au 18 juin » [simple_tooltip content=’Ibid p. 25.’](15)[/simple_tooltip]. Malgré cela, l’état-major rétablit sa ligne de défense principale face à l’ouest sur la seconde position planifiée et applique l’ordre donné le 15 juin par Olry de « faire face au nouvel ennemi sans enlever un homme, une arme aux troupes qui font face à l’Italie. » [simple_tooltip content=’Ibid p. 26.’](16)[/simple_tooltip] Grâce à cette planification d’urgence, les unités de marche combattent face à l’Ouest sans jamais être dépassées par les Allemands offrant à l’état-major la liberté d’action de mettre en œuvre ses moyens majeurs sur les points clés du terrain.
L’économie des moyens
Parallèlement, l’état-major d’Olry s’engage dans une course contre la montre pour lever une armée de circonstance afin de couvrir un front d’environ 150 kilomètres. Le général Mer lance ainsi ses officiers du 1er Bureau vers les dépôts de la région, où ils mobilisent des troupes hétéroclites formant des unités de marche aussitôt orientées vers les lignes de défense principales et secondaires. Ainsi, 24 bataillons, 165 pièces d’artillerie dont 45 lourdes et 75 antichar, 14 compagnies du génie, trois éléments de groupe de reconnaissance, trois compagnies de transmissions et même une compagnie de char B1 sont mobilisés. L’Armée de l’Air participe également avec 1250 hommes et 150 mitrailleuses des Compagnies de l’Air. La flotte de la Méditerranée, quant à elle, détache des canons de marine de 47 et de 65 avec leurs servants qui interdisent les accès de Grenoble. Des permissionnaires de l’Armée du Levant à Marseille et des soldats en retraite depuis le Nord-Est achèvent de fournir l’équivalent combattant de trois divisions de marche [simple_tooltip content=’Ibid p. 27.’](17)[/simple_tooltip]. Ce véritable « recyclage » d’unités a pour but de ne pas dégarnir le front Est, ce qui aurait pour conséquence inéluctable de voir la masse italienne s’engouffrer dans les vallées alpines. Les ordres d’Olry du 20 juin sont, une fois de plus, clairs sur ce point : « L’Armée des Alpes a été mise face à l’Italie ; elle y reste. Le caractère de l’irruption allemande c’est la vitesse. Nous n’avons ni le temps ni la possibilité de rien changer à notre articulation ; nous nous exposerions à être pris en flagrant délit de changement » [simple_tooltip content=’Ibid p. 28.’](18)[/simple_tooltip]. Ainsi, cette économie d’urgence de moyens militaires disparates donne à Olry la possibilité de concentrer ses efforts sur les points de passage obligés des Allemands en direction des villes alpines.
La concentration des efforts
L’effet majeur du général Olry étant de sanctuariser les axes de communication vitaux entre Grenoble et la Savoie, il choisit naturellement d’organiser sa défense en s’appuyant sur les coupures humides. Il renouvelle donc un effort génie pour détruire tous les ponts de l’Isère en aval de Voreppe et sur le haut Rhône de Saint-Genix-sur-Guiers à Bellegarde entre le 20 et le 21 juin. À cette date, les panzers font effort sur deux directions : au Nord sur Chambéry et au centre à Grenoble.
La cluse de Voreppe, entre la Chartreuse au Nord et le Vercors au Sud, commande les accès ouest de Grenoble et fait l’objet de l’effort artillerie d’Olry. Les reliefs offrent des positions de réglage permettant des tirs précis sur les 150 chars de la 3e division de panzers et la 7e division motorisée qui abordent ce secteur dès le 22 juin. Les 75 de montagne, les 47 et 65 de marine tiennent ainsi en échec les Allemands durant deux jours. Face à la poussée allemande continue, Olry poursuit cet effort en artillerie pour conserver Grenoble et engage le 24 juin, dans des délais très courts, un bataillon du 104e Régiment d’Artillerie Lourde (RAL) doté de 105 longs et de 155. Ces canons performants, servis par des rescapés de Dunkerque débarqués quelques jours plutôt à Toulon, arrêtent définitivement les Allemands et sauvent Grenoble.
Sur l’axe Nord, la route de Chambéry est ouverte, car le pont de Culoz enjambant le Rhône n’a pas sauté en temps voulu [simple_tooltip content=’Ce pont n’a pas sauté, car les unités défendant ce secteur ont été arbitrairement placées au dernier moment par le GQG sous les ordres du Groupes d’Armées 2 en retraite depuis le Nord-Est. Général Mer, op. cit., p. 29.’](19)[/simple_tooltip]. Malgré les bombardements aériens français, la 13e division motorisée allemande franchit le Rhône et progresse vers Chambéry le long du lac du Bourget. Des combats retardateurs sont menés durant 36 heures le long du lac par les troupes de circonstances. Ce délai permet l’acheminement de réserves d’infanterie pour interdire les accès nord de Chambéry. Ainsi le 93e Bataillon de Chasseurs Alpins (BCA) forme l’effort infanterie sur cet axe et refoule les unités de tête allemandes aux sorties sud d’Aix-les-Bains le 24 juin. Ainsi, en concentrant ses maigres troupes hétéroclites, l’état-major de l’Armée des Alpes a pu combattre à l’Ouest sans jamais se faire déborder par l’ennemi. La mise en place de groupements de circonstances solides sur les points de passage obligé a dissuadé les généraux allemands de s’emparer à tout prix de la capitale de la Savoie et de celle du Dauphiné. La jonction des troupes de l’Axe n’aura pas lieu.
Après avoir étudié l’application concrète des principes français de la guerre par l’Armée des Alpes, il convient à ce stade de se pencher sur les facteurs de singularité qui lui ont permis de se distinguer structurellement des autres armées de 1940.
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4/ Les facteurs de singularité de l’Armée des Alpes
L’efficacité
Rétrospectivement, l’efficacité semble être la principale singularité de l’Armée des Alpes. Cette efficacité est due à l’isolement stratégique et l’autonomie décisionnelle et administrative du général Olry [simple_tooltip content=’Richard Carrier, « Réflexions sur l’efficacité militaire de l’armée des Alpes, 10-25 juin 1940 », Revue historique des armées, n°250, 2008.’](20)[/simple_tooltip]. En effet, l’Armée des Alpes a combattu dans un espace temporel totalement différent du reste de l’armée française (voir la chronologie en annexe). Ainsi, au cours de la bataille des Alpes, le GQG aux ordres du général Weygand [simple_tooltip content=’Ce dernier a remplacé Gamelin le 19 mai 1940.’](21)[/simple_tooltip] est en perpétuelle retraite devant l’avancée allemande, perdant le contrôle des opérations. Ainsi, le GQG déménage de Vincennes à Briare dans le Loiret entre les 08 et 10 juin, date de la déclaration de guerre de l’Italie à la France. Du 10 au 23 juin, alors que l’Armée des Alpes connait ses principaux engagements, le GQG procède à trois déménagements entre Vichy, Ussel et finalement Montauban.
Le moral
De plus, le haut moral de l’Armée des Alpes sur le front italien résulte de l’implantation et de l’isolement géographique des unités. En effet, déployées sur les crêtes et dans les hautes vallées, elles n’ont pas été témoin de l’effondrement moral et matériel du pays et n’ont pas été gagnées par le défaitisme. En l’absence des bataillons d’active envoyés sur le font du Nord-Est ou en Norvège, le gros des troupes est de catégorie B formé pour la plupart d’hommes « du pays » maitrisant leur environnement montagnard et confiants dans leur dispositif défensif. Ainsi, malgré l’appel à cesser le combat face à l’Allemagne du 17 juin, ces unités restent mobilisées et motivées pour repousser coûte que coûte les Alpini hors de leurs vallées.
À l’inverse, les groupements de circonstances levés face aux Allemands ont un moral moins élevé que les troupes engagées sur la frontière. En effet, ces unités de marche ont un faible niveau de cohésion et ont conscience d’improviser en urgence un dispositif défensif face à un rouleau compresseur mécanisé. Beaucoup de ces hommes ont assisté de près ou de loin à l’effondrement du reste de l’armée française et ont le sentiment de devoir se battre pour rien. Ainsi, le général Cartier, chef du groupement chargé de défendre les accès à Chambéry et Grenoble, parle « d’impression moyenne, médiocre […] désordre, pagaïe et indiscipline […] que seule la menace du poteau met à la raison [simple_tooltip content=’Richard Carrier, op.cit.’](22)[/simple_tooltip]. »
La subsidiarité
Enfin, un des facteurs d’originalité de l’Armée des Alpes est la subsidiarité du commandement à tous les échelons au sein des troupes de montagne. Ainsi, les cadres isolés des SES sont autonomes et rompus à la subsidiarité par la nature même de leurs unités. À la tête d’outils de combat souples et agressifs, ils font preuve d’une énergie sans borne et nombreux sont ceux qui feront parler d’eux tout au long de la guerre : Bulle, Desserteaux, Morel, etc. En outre, la personnalité du général Olry [simple_tooltip content=’Voir la biographie synthétique du général Olry dans LE MOAL Frédéric et SCHIAVON Max, op. cit., p. 148.’](23)[/simple_tooltip] a marqué ses subordonnés directs, en particulier les généraux Mer et Cartier. Ces derniers décrivent la volonté, l’intelligence, la résolution ou encore l’énergie de leur chef [simple_tooltip content=’Richard Carrier, op.cit.‘](24)[/simple_tooltip].
La singularité de l’Armée des Alpes a indéniablement été un facteur structurel favorable à l’application des principes français de la guerre par son état-major.
Rétrospectivement, il est possible d’affirmer que l’application des principes français de la guerre a irrigué la réflexion tactique des chefs de l’Armée des Alpes en 1940. En s’appuyant sur la singularité structurelle de son armée, le général Olry a réalisé « de grandes choses avec de bien petits moyens [simple_tooltip content=’Ibid p. 35.’](25)[/simple_tooltip] ». Grâce à une planification anticipée et appliquée dans l’esprit et à la lettre jusqu’aux plus bas échelons tactiques, le général Olry a remporté une victoire tactique indiscutable sur l’Italie. Parallèlement, en appliquant en urgence les principes français de la guerre face à l’avancée allemande, il a réussi à la contenir et à éviter ainsi la jonction entre les troupes de l’Axe.
En outre, sur un plus long terme, ces combats victorieux ont soustrait plus de 200 000 hommes à la captivité, ont permis de camoufler une partie importante de leurs matériels majeurs et surtout ont créé les conditions morales favorables à l’esprit de Résistance dans les Alpes. Enfin, l’Armée des Alpes a sauvé l’Honneur des armées françaises en juin 1940 et a « illuminé d’un rayon de gloire nos Drapeaux aux heures sombres de l’armistice » [simple_tooltip content=’Ibid p. 07.’](26)[/simple_tooltip].
Chronologie thématique du printemps 1940
Mai :
10.05 : Offensive allemande en Belgique.
13.05 : Franchissement de la Meuse par les Allemands à Sedan.
18.05 : Le maréchal Pétain est nommé vice-président du Conseil.
19.05 : Le général Weygand remplace le général Gamelin.
28.05 : Capitulation de la Belgique.
Juin :
04.06 : Fin de l’évacuation des troupes franco-britanniques de Dunkerque.
05.06 : Le front de la Somme est enfoncé.
Le général De Gaulle est nommé sous-secrétaire d’Etat à la Guerre et à la Défense nationale.
08.06 : Le QGQ se replie à Briare.
Fin de l’évacuation des troupes alliées de Narvik.
10.06 : Le gouvernement se replie à Tours.
L’Italie déclare la guerre à la France.
Mise en œuvre des destructions sur les axes principaux entre la France et l’Italie et évacuation des populations civiles entre la frontière et les positions de résistance.
11.06 : Début de la planification des destructions d’ouvrages sur le Rhône et l’Isère.
12.06 : L’armée italienne bascule en dispositif offensif, premiers contacts entre les SES et les Italiens.
13.06 : Paris est déclarée « ville ouverte ».
Le gouvernement se replie à Bordeaux.
Turin est bombardée par la Royal Air Force, Toulon est bombardée par l’aviation italienne.
14.06 : La Wehrmacht entre dans Paris et Dijon.
La flotte française bombarde Gênes et Savone.
15.06 : Démission de Paul Reynaud.
Le général Olry donne l’ordre de lever des unités de marche pour se couvrir face à l’avancée allemande.
16.06 : Le maréchal Pétain devient président du Conseil.
Bombardements de l’Armée de l’Air en Italie.
17.06 : Le maréchal Pétain déclare qu’il faut cesser le combat.
Départ du général De Gaulle pour Londres.
Premières reconnaissances offensives italiennes sur la frontière et bombardement de Turin par l’Armée de l’Air.
18.06 : Appel à la Résistance du général De Gaulle.
Réunion Hitler-Mussolini à Munich.
Lyon est déclarée « ville ouverte ».
Bourg-en-Bresse, Mâcon et Roanne sont occupées par les Allemands.
19.06 : Les Allemands franchissent la Loire.
Mussolini donne l’ordre d’attaque générale.
20.06 : Offensive générale italienne sur la frontière.
Les Allemands entrent dans Lyon.
Les ponts sur le Rhône et l’Isère, sauf celui de Culoz, sautent devant l’avancée allemande.
21.06 : Début des négociations franco-allemandes d’armistice.
22.06 : Signature de la convention d’armistice à Rethondes.
Combats à Voreppe et le long du lac du Bourget.
23.06 : Le GQG s’installe à Montauban.
Les Allemands entrent à Aix-les-Bains et les Italiens à Menton.
24.06 : Signature de l’armistice franco-italien.
Le 93ème BCA repousse les Allemands au sud d’Aix-les-Bains.
Les canons du 104ème RAL bloquent l’avancée allemande sur Grenoble.
25.06 : Entrée en vigueur du cessez-le-feu.
28.06 : Londres reconnait De Gaulle comme chef des Français Libres.
29.06 : Le gouvernement français s’installe en zone libre à Clermont-Ferrand.
Juillet :
02.07 : L’équipage invaincu du fort de la Redoute Ruinée aux ordres du sous-lieutenant
Desserteaux quitte l’ouvrage devant une section d’Italiens lui rendant les Honneurs.
03.07 : Attaque de la flotte française par la Royal Navy à Mers el-Kébir.
04.07 : Rupture des relations diplomatiques entre la France et la Grande-Bretagne.
10.07 : L’Assemblée Nationale vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain.
11.07 : Le maréchal Pétain se proclame chef de l’Etat français.